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Polytechnique : Voies/voix d’X face à l’urgence écologique et sociale. Capture d'écran/Youtube
Pointant des formations « biaisées », lançant des appels à « déserter », exprimant des sentiments d’« éco-anxiété » et des critiques du « greenwashing », différentes prises de parole lors de cérémonies de remise de diplômes dans les grandes écoles ont marqué les esprits en 2022. Le discours des huit « déserteurs » d’AgroParisTech avait ouvert le bal le 30 avril 2022.
Plusieurs allocutions ont suivi, dont celles d’Anne-Fleur Goll et de Camille Fournier à HEC en juin 2022, d’un collectif à l’ENSAT et de plusieurs promotions de Polytechnique le même mois, ou encore d’un collectif à Mines Paris et d’Albane Crespel à l’ESSEC.
Derrière des formats similaires, ces discours se situent-ils vraiment tous dans la même lignée ou font-ils émerger des positionnements différents ? Les replacer dans une chronologie permet d’en faire ressortir les logiques et de cerner ce qui a fait école et ce qui divise.
Les discours sont tous très personnels et font apparaître explicitement les émotions et états d’esprit des orateurs, que ceux-ci soient positifs (enthousiasme, passion, fierté, détermination) ou négatifs (peur, éco-anxiété, malaise, tristesse). Plusieurs mots reviennent souvent, comme les « doutes » et l’« anxiété » des étudiants, tout comme leurs « engagements » et « responsabilités ».
Les discours pointent tous une entité macroscopique – le « système », le « monde » – et estiment qu’il faut la « changer » et la « transformer ». Les problèmes identifiés sont globalement les mêmes : changement climatique, perte de la biodiversité, inégalités sociales, pollution. Pris dans leur ensemble, ces discours affichent le même style : ce sont des plaidoyers personnalisés, émotionnels, critiques et réflexifs sur l’état du monde qui proposent certaines pistes pour le transformer.
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Il faut saisir ces discours dans leur historicité, car deux d’entre eux ont fait date et contribué à impulser une dynamique. Tout d’abord, il y a celui de Clément Choisne à Centrale Nantes, en novembre 2018, qui critique l’obsolescence programmée et la surconsommation, tout en appelant à plus de sobriété et d’éthique. Ce discours a inspiré de nombreux élèves en instituant un nouveau genre de prise de parole.
Ensuite, les déserteurs d’AgroParisTech ont largement contribué à populariser ce type de prise de parole, tout en instaurant une certaine grammaire : les mots « déserter » et « bifurquer » sont dorénavant des points de passage quasiment obligés de ce type de prise de parole.
On peut différencier trois degrés de critique. Il y a des discours qui font des critiques fortes (ceux prononcés à Centrale Nantes, AgroParisTech, l’ENSAT, Polytechnique et à l’ESSEC). L’accusation y est radicale et sans réserve : l’industrie, le capitalisme, l’école et la formation des élèves sont directement et conjointement critiqués. Les déserteurs d’AgroParisTech, par exemple, critiquent à la fois leur formation, l’agro-industrie, le capitalisme, les start-up et des termes comme transition, en parlant de « ravage » et de « jobs destructeurs ».
D’autres discours sont plus nuancés dans la critique, comme ceux prononcés à HEC, dans lesquels le « système » est pointé du doigt, alors que l’industrie et la formation ne sont que peu critiquées. Enfin, le discours de Mines Paris est relativement positif. Malgré certaines remarques critiques (« le solutionnisme technique ne suffira pas »), il est largement axé sur l’engagement.
Les solutions proposées sont, elles aussi, différentes. D’un côté, il y a des discours qui estiment qu’il faut sortir du système : qu’il faut s’en « écarter » (Centrale Nantes), « bifurquer » (AgroParisTech, ENSAT), « boycotter » (ENSAT), « miner les lobbys et entreprises, stopper l’agro-industrie » (ESSEC). De l’autre, il y a ceux (à HEC et aux Mines) qui se placent dans une optique moins disruptive, et appellent plutôt à changer le système de l’« intérieur », tout en utilisant un vocabulaire axé sur la responsabilité.
Quelque part entre ces deux positions, les discours prononcés à Polytechnique estiment que « toutes et tous » peuvent contribuer aux évolutions, « en changeant le système de l’intérieur ou en désertant » et ne souhaitent « pas prôner un chemin plutôt qu’un autre ».
Le positionnement par rapport à la formation diffère aussi. Ainsi, les élèves de Mines Paris remercient leur école pour avoir pu « bénéficier d’une formation de grande qualité », alors que les déserteurs d’AgroParisTech dénoncent « une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours ». Le discours à l’ENSAT, plus modéré, fait un plaidoyer pour plus d’interdisciplinarité et pour l’intégration de savoirs pratiques.
Parmi les mots fréquemment utilisés, il y en a un qui sort du lot : « bifurquer ». Il est, tout d’abord, utilisé dans le discours à AgroParisTech, dans lequel bifurquer est un choix professionnel et personnel : « à vous de trouver vos manières de bifurquer » conclut le discours.
Dans le discours de Camille Fournier (HEC), le terme est utilisé pour s’adresser à un public plus large : pas seulement les jeunes diplômés, mais aussi les personnes qui travaillent dans des entreprises. Le terme a ici une connotation plus positive, et moins radicale, en étant juxtaposé au mot ensemble : « Let’s branch-out together ! » Ce faisant, Fournier a déradicalisé et désingularisé le terme.
Dans le discours à l’ESSEC, bifurquer est utilisé dans un sens très similaire à celui des déserteurs. Cependant, l’accent est mis sur l’indignation, avec une référence à Stéphane Hessel, auteur de Indignez-Vous !.
C’est dans le discours à l’ENSAT que le terme bifurquer est le plus amplement discuté. Une triple définition est donnée : faire différemment (prendre une autre voie, changer de monde, quitter des projets), critiquer (questionner, interroger) et créer du lien. Le discours de l’ENSAT pluralise donc la signification du mot bifurquer, en le faisant désigner à la fois le fait de changer, de critiquer et de créer du commun.
Si le terme « déserter » est utilisé de façon plus constante et singulière à travers les discours, le terme « bifurquer » a une biographie plus complexe. Il a été publicisé et politisé par les déserteurs d’AgroParisTech, puis maintes fois référencé, redéfini, réinterprété et critiqué.
Dans beaucoup de médias, les discussions se sont focalisées sur la portée critique et la radicalité des discours. Toutefois, ces derniers ne peuvent se résumer à la critique. Les étudiants font preuve d’une double stratégie d’attachement et de détachement : ils pointent du doigt les problèmes écologiques et prennent leurs distances avec le « système » actuel, tout en affirmant ce à quoi ils tiennent : leurs choix professionnels, leurs valeurs, leurs façons de voir le monde.
À côté des critiques du monde existant, il faut donc aussi retenir tous ces éléments positifs, engagés, ouverts, qui décrivent un monde à faire advenir. C’est ce double jeu entre désertion et engagement, entre critique et espoir, entre le niveau personnel et le niveau institutionnel qui explique, en partie, la force rhétorique des énonciations.
Malgré le fait qu’on observe une certaine remise en question des sciences, on ne décèle pas de posture formellement anti-scientifique dans les discours. Les discours, même les plus critiques, proposent plutôt un décentrement des sciences. La formule « la technologie à elle seule ne nous sauvera pas » est illustrative : il ne s’agit pas de faire sans la science, mais de ne pas la laisser œuvrer « seule ».
On peut parler ici d’écologisation de la science, dans deux sens du terme. Premièrement, les discours appellent à ce que les problématiques de l’écologie et du changement climatique soient amenées à occuper une place plus centrale dans les cursus. Deuxièmement, l’écologie – dans le sens de Star et de Griesemer - des sciences est importante : il faut considérer les problèmes de façon anti-réductionniste, en replaçant les sciences dans leur écosystème plus large et en mettant le projecteur sur les relations entre les sciences, la société et le politique. L’écologisation des sciences est à la fois une question de contenu pédagogique et une question de posture épistémique.
Le détournement du slogan de Polytechnique « Pour la patrie, les sciences et la gloire » en « Pour l’humanité, le vivant et l’avenir » exemplifie ce changement de posture. La science et la nation ne sont plus centrales, mais cèdent la place à la préoccupation pour le – et le care du – monde vivant.
Peut-on peut parler de « réveil écologique » des ingénieurs et des étudiants ? Les discours analysés ici doivent en effet être replacés dans un contexte plus large, avec le lancement d’associations comme Ingénieur·e·s Engagé·e·s (en 2017) et Les Désert’heureuses (en 2022), la publication de tribunes collectives, des manifestes, ou livres grand public sur le sujet.
On comprend alors mieux les controverses et débats suscités par les discours, car ils touchent à la substance même de ce qu’est un ingénieur. D’un côté, une vision de l’ingénieur comme une figure moderniste, qui contrôle, qui conçoit des solutions et qui évacue toute forme de sentiment. Rappelons l’analyse d’André Grelon des ingénieurs comme « unis par une même foi en l’objectivité technicienne et dans l’amour du bel ouvrage et du progrès scientifique ». De l’autre, une vision de l’ingénieur comme une figure écologiste, qui est à l’écoute et qui peut douter, qui prend soin et qui explicite ses sentiments et ses attachements.
Morgan Meyer, Directeur de recherche CNRS, sociologue, Mines Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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